Une demeure seigneuriale au village

 

         Rue Royale, puis rue du Marc et actuellement rue Victor Hugo au numéro 6, une charmante propriété tricentenaire que l'on nomme "Château de Ludes" semble avoir défié le temps.

         Un sympathique passage couvert conduit à une vaste cour bien éclairée, entourée de communs. Sur la gauche, un pigeonnier surplombe les anciennes écuries et remises. A droite un adorable puits sur parterre de fleurs fait face à la majestueuse maison de maître flanquée d'une tour. C'est un grand bâtiment rectangulaire élevé d'un étage, avec plusieurs ouvertures blanches en façade que vient colorer une vigne vierge. A l'arrière-plan un gigantesque cèdre du Liban vient caresser de son panache le toit d'ardoises à forte pente. Un spacieux jardin d'agrément aux essences variées, où trône un beau tulipier, enchante l'ensemble. Un potager fertile et sa serre touchent à une gentilhommière. Le tout est entouré de murs et contient 87 ares.

         Amoureusement conservée, et sans souci de coquetterie, cette grande dame nous livre volontiers son âge par une pierre gravée sur son mur d'enceinte : 1672.

         Remontons son histoire dans le français de l'époque.

 

         Elle fut tout d'abord la propriété de Charles ROGIER, époux de Nicole ROLAND, Écuyer, Seigneur de Say et de Ludes en partie, Conseiller du Roy, Lieutenant Général, Juge et Magistrat criminel au siège royal et présidial de Reims y demeurant. Nous pouvons lire parmi l'inventaire de ses propriétés, droits et surcens seigneuriaux, la citation de celle-ci. Cet aveu et dénombrement au Roy et Duc de Bouillon du 17 avril 1688 sera publié et lu à l'issue de la messe paroissiale trois dimanches de suite par les officiers de la justice de Ludes.

 

         Le 10 juin 1715, Charles ROGIER s'éteint dans sa 75ème année. Quatre ans plus tard, le 6 mars 1719, son fils Charles, Capitaine au régiment d'Auvergne, époux de Marie-Simone LESPAGNOL, fait à son tour aveu et dénombrement et la maison compte parmi son patrimoine.

 

         Charles ROGIER fils eut plusieurs enfants dont Marie Françoise Hiéronyme qui naquit le 11 février 1724. Le 12 août 1744, les cloches de Ludes carillonnèrent à toute volée lors de son mariage avec Monseigneur Antoine Etienne COQUEBERT, Seigneur du Grand Montfort et de Ludes, Conseiller du Roy au parlement de Metz. Les jeunes époux durent demander auprès de l'Archevêque une dispense de consanguinité du quatrième au quatrième degré. De cette heureuse union, six enfants virent le jour. Parmi ceux-ci, Antoine Charles Louis reçoit le baptême le 5 décembre 1752. Il est âgé de quatre ans lorsque son père, décédé le 27 septembre 1756, est inhumé dans la paroisse de St Pierre le Vieil de Rheims. Sa veuve reste toujours très près des habitants de Ludes.

 

         Le 19 mars 1764, pour le baptême d'Antoine Charles Louis ARNOUT, fils de Pierre ARNOUT, jardinier audit lieu, elle propose deux de ses enfants Antoine Charles Louis âgé de 12 ans et Antoinette Charlotte Marie âgée de 17 ans comme parrain et marraine. Marie Françoise Hiéronyme ROGIER meurt le 17 février 1772 alors que son fils est en garnison à Briançon. Le domaine seigneurial devient la propriété d'Antoine Charles Louis suivant la succession après décès de sa mère.

 

         Le 6 mai 1783 Antoine Charles Louis COQUEBERT, alors Chevalier, seigneur du Grand Montfort et de Ludes, Lieutenant, puis Capitaine au régiment de Bresse, époux d'Anne Julie Jeanne LEVESQUE de POUILLY prend possession de sa résidence.

 

         Pour se conformer au décret de la Convention Nationale du 26 mars 1793, le citoyen COQUOT Maire, Adam JUPIN Procureur, Christophe SAINTIN, Adam QUATRESOLS, Jean Baptiste COQUOT, Jean Baptiste BILLY, Nicolas QUENARDEL, formant le Conseil Général de la commune de Ludes, viendront le 11 avril 1793, procéder en la demeure du Sieur COQUEBERT à la visite des armes de la garde nationale. C'était un homme de taille moyenne, cinq pieds deux pouces (1m67) au visage rond, le front élevé, les yeux gris et les cheveux châtains. Il était cultivateur, âgé de 41 ans, résidait au village depuis 10 ans et avait payé la totalité de ses contributions patriotiques lors de sa demande de certificat au Maire, le 4 mars 1793, attesté par les citoyens HEMARS maréchal-ferrant et Jean Baptiste LABRUYERT charron audit lieu. En simple citoyen et pour se conformer aux lois, il se soumet aux inventaires et réquisitions pour la Patrie, d'animaux lui servant à l'agriculture.

 

         Le 11 août 1805 le Préfet du département de la Marne, le nomme, en tant que membre du collège électoral du département, Maire en remplacement du Sieur Claude COQUOT démissionnaire.

 

         Le 14 décembre 1807, le Préfet Benoît JESSIN, par décret impérial, fixe son entrée en fonction le 1er janvier 1808. Il prêtera serment de fidélité de 1er février 1808 pour son unique mandat.

 

         Sa fille Alexandrine Angélique, reçoit le 13 novembre 1813 de Didier BELHOMMET Prêtre de la paroisse de Ludes, les sacrements de son mariage avec Antoine François, fils majeur de Jean Baptiste MAILLEFER et de Marie Thérèse RUINART. Monsieur Antoine Charles Louis COQUEBERT de MONTFORT rend le dernier soupir à Rheims le 4 mai 1831 dans sa 78ème année. Un service est célébré pour lui à Ludes le 16 mai à 11h00. Sa fille devient seule héritière de la propriété de Ludes.

 

         Pour en améliorer le confort, son époux achète le 27 janvier 1832 aux héritiers du Duc Jean LASNE de MONTEBELLO, Maréchal de France, un bois lieudit "Vozelles du Mont" de 6ha 75a 21ca, que ce dernier avait acquis de Jean Baptiste Cynèse Marie Adélaïde TIMBRUNE-THIEMBRONE, Comte de Valence, Général de division, le 29 octobre 1828. Une source, la Vozelle, y prend naissance. Captée et dirigée par tuyaux, elle descend sous les rues du village pour alimenter les deux bassins du jardin et termine son cours dans la cour du fermier.

 

         Le 9 août 1834 il achète du Sieur Nicolas ROMAGNY la gentilhommière contigüe à son habitation (actuellement la maison de Mr BERECHE), ainsi qu'à la commune le recoin côté rue du Marc d'une superficie de 3 verges rectifiant ainsi l'alignement. Dans une demande de bornage du 7 août 1836, il mentionne qu'il est propriétaire d'une bande de terrain plantée d'ormes abattus par son beau-père et que les habitants âgés de soixante ans s'en souviennent. Ces bornes seront destinées à séparer et protéger son mur de façade des dégradations occasionnées chaque année lors de la foire aux bestiaux. Face à ces bâtiments, un verger de 1ha 24a 80ca clos de murs, voyait son accès par une grande porte rue du marc (actuellement entre Michel GOUGELET, les écoles et le chemin des chifflettes. La rue Astoin n'existant pas encore.) Domicilié à Reims, Antoine François MAILLEFER n'occupait cette plaisante résidence qu'à la belle saison. Il était néanmoins membre du Conseil Municipal de Ludes.

 

         Le 3 janvier 1837 il loue à bail de 18 ans toutes ses pièces de terre ainsi que la ferme à Christophe Nicolas PRACHE cultivateur. La fin de sa vie se termine à l'âge de 55 ans, le 22 novembre 1844 et son inhumation à lieu à Reims au cimetière du nord. Un an après le décès de son mari, Alexandrine Angélique loue à bail pour 10 ans, la maison de maître, cellier, pressoir et pièces de vignes, à son cousin François ABELÉ de MULLER négociant en vins.

 

         Alexandrine Angélique, retirée dans sa maison 1 rue de Pouilly à Reims, décède à l'âge de 58 ans le 21 janvier 1847 et ira rejoindre son mari dans leur imposant caveau.

 

         Couple sans enfant, l'énorme succession s'avère difficile. Une cousine germaine et cinq cousines issu de germains héritent de l'important patrimoine composé de trois maisons, cinquante-cinq pièces de terre, bois et vignes à Ludes représentant un dixième du terroir ; une maison et le pré au Clair Marais à Reims ; quatre pièces de bois sur les terroirs de Louvois, Mailly et Sacy.

 

         La vente du 25 août 1847 est inévitable.

         La maison et la ferme formaient le premier et second lot. Madame Adèle Flore Julie MYON Veuve de Simon LEROY, ancien Député, devient le nouveau propriétaire du premier lot. Le second étant attribué à Jean CELLIER demeurant à Châlons sur Marne et Nicolas François DRONE de Bar le Duc. Madame LEROY-MYON ne resta en possession du premier lot que 18 jours.

 

         Le 13 septembre 1847 elle le revend à Monsieur Nicolas PETIT-BERTON agent de roulage. Durant la communauté les deux lots sont réunis.

         Le 11 juin 1853, Madame Marie-Anne Joséphine BERTON, veuve de Nicolas PETIT, hérite.

         Le 22 décembre 1856 suite à son décès le 18 avril 1856, ses trois enfants, Madame Marie Amélie PETIT épouse MALOTET, Nicolas Emile PETIT-MONTAUDON et Charles Alexandre PETIT se partagent les biens.

         Le 14 novembre 1857 Charles Alexandre PETIT est maître des biens.

         Le 17 mars 1881, Nicolas Emile PETIT-MONTAUDON entre en possession de la propriété suite au décès sans postérité de son frère célibataire.

 

         Le 10 octobre 1891, Monsieur Emile Georges et Mademoiselle Marie Emilie PETIT succèdent à leurs parents. Emile Georges PETIT, courtier en vins à la maison Mumm et son épouse Célestine PIFFET, deviennent les propriétaires.

 

         Pendant la grande guerre, un état-major allemand occupa les locaux pendant une huitaine de jours. Les dommages de guerre en pansèrent ses égratignures.

 

         Artiste peintre et écrivain à ses heures, Madame Georges PETIT-PIFFET aimait beaucoup son château. Parmi ses tableaux, le jardin et l'intérieur de la maison furent des thèmes choisis pour son inspiration. Toujours vêtue de blanc, cette sympathique Dame, surnommée la Sainte Vierge par les bambins du village, aimait beaucoup la nature, les vignes et surtout les promenades sur "la plaine". Elle connaissait tous les gens de Ludes, choyait beaucoup les enfants dont hélas n'avait pu engendrer. Elle faisait le bien autour d'elle, et dans son testament du 20 février 1927 elle n'oublia pas la commune. Elle légua son domaine à ses deux docteurs pour leurs bons soins.

 

         Le 27 septembre 1927, suite à son décès, Messieurs Charles DIEHL de Reims et Jean Paul Emmanuel LAMARE de St Germain en Laye (78), sont les nouveaux propriétaires.

 

         Le 9 février 1929, Monsieur et Madame Victor Edmond CANARD-RENARD, négociant en vins de Champagne, achètent le château. Lors de l'exode de 1940, une "Kommandantur" envahit les lieux, laissant flotter le drapeau nazi au-dessus du porche d'accès. Monsieur Victor CANARD racheta à son voisin Monsieur Vincent RIBAILLE, la gentilhommière pour son fils Jean Pierre. Celle-ci, depuis Monsieur MAILLEFER, était passée entre diverses mains.

 

         Champenois de cœur, Ludéen de naissance, conservateur dans l'âme, Monsieur Victor CANARD se soucia sans cesse de la restauration de son vaste logis. On ne peut que le louer d'avoir su assurer la sauvegarde de ce précieux patrimoine, témoin de l'architecture rurale des demeures champenoises.